Album du Figaro, N° 18, printemps 1949

98 PAUL GUTR BERTllAND FLOllNOY. CHEVALIER n L' HlAZONE I.E l'ETIT PATRICK F'LORXOV ~E ''EUT l"AS f;:TKE EXl'LORATEIJR, POIJRTAl'.T l'."A•T-IL l"AS Df'..IIA I.E REGAllD Dl, SON, Pfi:RE ? J e connaissais !es missions de Bertrand Flornoy dans les forêts de l'Amazonie, parmi une mixture de boue et d'arbres-cathédrales. Sa lutte contre un climat d'éponge i poisons. Je m'attendais donc, au moins, i une carrure d'audace et i un menton de témérité. Or l'homme qui s'avance vers moi a la démarche d'un promeneur de Passy ou le balancement du bibliophile qui contourne son bureau pour prendre le Journal de Gide dans sa bibliothèque. Son visage, assombri d'yeux couleur de café, rassemble les traits d"une modestie incurable. Les cheveux se concentrent en une vague autour d"une raie modérée. Les sourcils hésitent à ombrager le regard de trop de fatalitê. L'œil gauche demeure presque toujours clos, pour se garder, semble-t-il, de la fumée de la cigarette. En fait pour dêléguer SCi pouvoir à J"œil droit, par discrétion. Bertrand Flornoy, explorateur, n'a pas d'appartement fixe à Paris. li balance entre plusieurs locaux, haltes ou repaires où nous pourrions nous scruter. A l\fontmartrc dans deux chambres sans pittoresque ? Près du Palais de Chaillot, chez; des amis qui déjeunent avec la Tour Eiffel dans leur assiette ? Il choisit l'hôtel Baltimore, avenue Kléber, où il séjourna par foucades. Toujours fumant, révant, hâlant à sa voix mesurée des souvenirs qu'on doit extorquer à sa réserve, i! me démonte son horloge intérieure. Il naquit à Paris, !e 27 mars 1910, sous le signe du Bélier, qui, dit-il, porte des soucis à la pointe de ses cornes. Fils des • beaux quartiers > : la plaine l\lonceau de la • Famille Boussardel > chantée par Philippe Hériat. Avenue Wagram, rue Jouffroy. Son père et sa mère venaient des provinces de la modération. l\lon père, tourangeau, vivait en ces temps heureux où l'on pouvait c avoir de la fortune>, sans situation. li a fondé, avec Albert de Mun, les cercles catholiques ouvriers. Sa mère, charentaise, appartenait à une famille de fabricants de cognac. 11 me signale que les Sarrasins sont montés jusque là, que l'église de son petit village de Saint-Brice a l'aspect espagnol. Et ies haricots se disent, en patois charentais, les 11umgeotles, prononcées les manjeottes a,•ec la jota espagnole. D'où le café dans les yeux. l'RÉPAU}SA Ql!ATRrniUE !IISSION Le pays où le cognac mfait cinc1uante ans dans le chêne lui conféra b patience. Le terroir où l'on distingue !es eaux de vie de /a grand<J Cllampag11e de celles de la petite. et celles des Jills bois de celles des bons bois lui enseiina la hiérarchie des valeurs. C'est dans cetl!:! odeur d"alcool et de chêne qu'il ret;;ut son futur premier souvenir. - Le 4 août 1914. sur un b:inc, à côté de la garenne, ma vieille nounou bretonne. en entendant les cloches, s'est mise à pleure~. li fut mauvais élève. à Paris. chez les Jésuites de la rue de l\ladrid, el bon. rue Franklin. L'amitié, déjà, le gouvernait. Rue de :\fadrid les outres boursouflées des omegas grecs, et le triple foutt des xi le ttrrifiaient. Rue Franklin. il suffit d"un prêtre souriant pour l'apprivoiser à ces croquemitaines. Par contre, d'autres professeurs l'avaient dégoûté des langues étrangères. Cet itinérant ne les apprendra ensuite. par force, que dans la 1>0ussière des routes ou les tournoiements d"hélices des bateaux. En ce temps-là, quand on lui demandait: c Que veux-tu devenir quand tu seras grand ? >, il répondait : c Père d.! fomille >. Les études religieuses l'imprégnaient plus que la philosophie. Il est resté profondément catholique et se reproche de ne 1>oint pratiquer par l'agenouillement et la prière autant que par le cœur. L'appel de l'Equateur Le premier scandale, à dix-sept ans, fut, pour lui, d'entendre, à Saint-Pierre de Rome, les étudiants italiens hurler comme dans 1.m théâtre : l'ive le Pape ! Son second scandale. la même année, mais qui fructifia dans son esprit, fut. en sortant des mains des Jésuite~ qui lui répétaient : c !"homme n'est rien ,, de lire dans Kietzsche qu'il est tout. Cet être tendre n'alla pas à l'exploration par les livres, mais 1);lr les hommes. Au collège de la rue Franklin il s"ét:iit lié avec deux jeunes gens de !'Equateur : Laurent et Fran<;ois 1\Iolina. Il fut séduit. dès le début. p,.1r ces Sud-Américains. Il les trouvait tels que Kayserling les a décrits. A la surface. exubérants. ,·olatils. En réalité attachés à leur terre, à leur sani. Laurent et François l\lolina, équatoriens. ne savaient pas l'es1>agno!. Flornoy !'apprit a\"ec eux. Ses deux amis, parlant fran<;ais. lui apportaient leur 1>ays tout traduit. Je me réjouis de cette conception si classique, si intérieure. de l'exploration. Flornoy ira étudier les sauvages, comme Racine étudia les Turcs dans Baja:et. :-:on pour leurs pantalQns à gigots ou leurs turbans en citrouilles mais pour le feu de leurs passions. Il voulait aller acheter à l'Equateur une 1>1:i.ntation de cacao. Un agronome frant;;ais s'écria : c Malheureux ! Il y a une grosse maladie dans J~ cacao. Vous en avez J>OUr sept ans ! ,. Le ver du cacao rongea les comptes en banque des milliardaires sud-américains de Paris qui durent rentrer d:ins leur pays. Ce fut l:t fin de leur farniente éternel, avenue du Bo:s. Bertrand Flornoy s'embarqua it All\·ers en 1932. La première terre sud-américaine qu'il vit fut Cura<;ao. En plein soleil c'est une b:inlieue immonde, noyée dans les fumées des raffineries de pétro!I.'. A la fine pointe de l'aube, ces petites maisons hollandaises aux volets \"erts encadrés de jaune et de rouge lui app.1rurent comme un ravissement. 11 débarqua à Guayaquil, que les Equatoriens a1>J>ellen1 la perle du Pacifique, qui lui fit un 1>cu l'effet d"un four de boul:tnger. Il passa six mois â Quito, la capitale, à 3.000 mètres parmi le:; vieilles églises, les couvents, les jardins et les fleurs. Ayant enjambé le cacao, il voulut tenter l'édition à Paris. Il lisait la ~- R. F., Fargue, Max Jacob, Saint-Exupéry, qu'il ne rencontra que par hasard à Alger en 1944, attendant le tramway avec un paquet de romans policirrs i cou\"erture citron sous le bras. li prit comme meilleur ami l'éditeur Lauga. li épousa la fille d'un éditeur. Mais l'Amérique du Sud le hélait toujours par-dessus l'eau. Les petits hommes bronzés Alors il se mit à lire des livres sur les Indiens, pour justifier sa passion, et à suivre les cours de l'Institut d'Ethnologie. Tl avait vu les premiers Indiens depuis le train qui le menait de Guayaquil à Quito. Des petits hommes à peau de bronze, vêtus du poncho : une couverture, 1>:irfois bariolée, avec un trou pour la tête. Un chapeau de feutre rond. des savates de 1>eau de vache. Il devait consacrer sa vie à ces taciturnes. à ces emmurés qui se changent en pierre devant l'étranger. Il voulait percer leur croûte de mystère, comprendr~ leur langue, le quechua. Désormais ses compagnons de vie et ses énigmes allaient être l'indien de la Cordillêre el l'Indicn de la forêt, celui de l"air glacé et celui de la boue. Il se lan<;a, d'abord avec Jean de Guébriant eL Fred Matter, pui~ tout seul. dans ses trois expéditions dans le haut Amazone que le public connait. Il m·explique comment on 1>répare une expédition. On choisit le pays : !"Amérique du Sud, l'Amazone, les Indiens. r;nsuite on prépare les cadres du travail de recherche. Quelle enquête ethnographique fera-t-on. sur les mœurs, les conditions de vie ? (._>uelles questions anthropologiques sur l'homme, ses caractéristique;, ses mensurations ? Puis la préparation pratique. Le matériel de campement pour la forêt tentes, lits de camp. mou5tîquaîres. couvertures, sacs de couchage. L'équipement 1>ersonnel : boues. shorts, savates et vieilles chemises pour la pirogue. l-hches, maneattx, scies. La pharmacie contre le paludisme, la dysenterie, le pian, microbe pareil au spirochète de la syphilis, Le ravitai!lement conser\"es, farine, sucre. sel. café, chocolat. lait en poudre. Le matériel scientifique : les trousses d'anthropologie, les questionnaires linguistiques avec les mots usuels. Le nécessaire de taxidermie avec l'alun et le formol pour préparer la peau des animaux. Le~ appareils 1>hotographiques, les cameras. Les objets d'échange à donner aux Indiens toile bleue, blanche ou rouge pour faire des pagne5, fers de haches, couteaux, aiguilles, fils, miroirs. Le matériel de chasse: Winchester, fusils de chasse. pistolets. Bertrand Flornoy déteste la chasse. Il n"a tué qu'un singe et sa l>Ctite âme le poursuit. - Il me regardait sur un arbre. gentiment. J'ai eu une réaction d'imbécile. Enfin les distractions : livres, phonographes. A ce propos Flornoy admire le pouvoir de la musique sur les Indiens. Les airs de jazz les gonflent de rire. Quand ils entendent des voix au phonographe, suite paye 17G S!1r 1111 aff/uwt dr f"Ama1_o11t: à Ill pro11t, 11111 iiulitmu i1mro g11îdt /11 piro.t,m dmu lu co11ra11t.r. L'txplorateur pat,ll)'f m po11j1t. E11trr rux dwx, Ir pa11itr à prori.1îo:u. Ercal~ ~ur lu quais d~ St_i11r: &rtrmid Flornoy .r'i11tért.r.rt aux v1t1lltse.rtampuq111 lu, rappellmt lu oi.Jeaux dt.1a forft. 99

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