Album du Figaro, N° 18, printemps 1949

LE PARIS DE GIRAUDOUX ?AR ANDR! HUCLER 76 N OUS partions souvent de la cour du Théâtre de !'Athénée, petite, discrète et intime, une vraie cour de vrai théâtre, cachée dans le fouillis joyeux du quartier de l'()péra, lui-même serré comme Je milieu d'un chou. C'était pour Gir:iudoux un abri sûr et fraternel, et il élait s.1tisfait d'y retrouver le silence, des grâces invisibles pour d'autres, ce qu'on nomme l'atmosphère, au 1>0int que, si on lui eût lancé un défi, il se serait mis, par gageure, à écrire debout, pour la concierge, pour les fenêtres. Sans compter qu'on pouvait toujours \'Oir du premier coup si Jou\"ct ét::iit ou n'était J>-1S dans ~on bureau. Enfin, l'on passait sous une voûte sombre et grave avant de quitter !'Athénée et ses odeurs de vieille famille française, ses poussières et ses souvenirs, avant de retrouver l'air libre, à peine plus clair, de la rue Caum:min, quïl faudrait d'ailleurs appeler c la rue des Caumartin, d11 11wme11I qu'il y eut beaucoup de Caumartin célèbres depuis le dix-septiènu siècle, et taus pare1Us, tous dignes, de par les pastes qu'ils occupèrettt, de voir lettr 11am en blanc sur l'émail bleu , Giraudoux préférait à la Comédie des ChampsElysées !e Tnéâtrc de !'Athénée, parce qu'il rst autonome, autarcique, bien pris dans unr croûte de maisons et qu'il dit bien ce qu'il veut dire, comme fait une préfecture ou un pont-levis ; de même il préférait à l'avenue i\fontaigne la 111e Camnartin, pourvue et vivante. et beauwup plus significative, avec ses hôtels, ses magasins et son bruit vrai. Nous tournions à droite et mettions bra• vement le cap sur Je lycée Condorcet, m=iis presque aussitôt nous nous arrêtions pour examiner des objets de cuir, dc.s fruits, des articles de_bijoutcrie fantaisie ou des cravates. Si quelque passant désirait voir à son tour cc que nous regardions parfois a,·ec intérêt, Giraudoux cédait sa place séance tenante, et sou,·ent il engageait la conversation, prêt à vanter les marchandises exposées, surtout si Je hasard Je mettait en présence d'une jeune fille. li ne redoutait pas les inconnus, et toujours gai au début de ces promenades, il paraissait aimer tout le monde, il avait confiance. Aujourd"hui, cette attitude fait songer au cheminement de son œuvre qui, par les jeunes femmes, puis les jeunes filles, puis les enfants. et enfin les fous, est allée de la sérénité à fa. colère et de !"entrain à la déception. Si !'on part de Su::anne et le Pacifique, ce déscnch:mtcmcnt se lit et s'entend jusqu'à La FaUe de Chaillot. Lorsque Siegfried apprend qu'il est Français, il s'écrie « Il va me falfair pre11dre des lunettes fumées pa11r t1i'l1abituer à ce j)llys flam,baya11t. Puis, lourd et léger, respectueux des fe,mnes et hardi avec elles, éperdu de raisamreme11t, délira11t d'esprit (ritiq11e, _ sawd d'harma11ie, je minerai désarmais zme e:"Ci.s• tence e11viée de taus. , Redevenu Jacques Forestier, il s'en va au bras de Geneviève, vers le Limousin, où tout est gazon, herbe naissante... Autre espoir dans la voix d'Tsabelle au second acte d'lntermeuo : c Taut ce qu'm1 na11s a appris, d mes camarades et d mai, c'est une civüisatûm d'égoïstes, une politesse de termites. Petites filles, je,mes filles, ,wus devio,u baisser les yeux deva11t les oiseaux trap colorés, les nuages trop nwdelés, les hammes trap 1,ammes, et devam ta11t u qui est d,ms la 11alure ,m appel au tm signe. Dam cette fausse p11de11r, celle obéi.ua11ce stupide aux préjugés, quelles a,xmces merveilleuses n'avons-mms pas rejetées, de tous les éloges d11 ma11dt!, de tous ses règnes. , Et, soudain, l'auteur si doux se lance dans le réquisitoire avec La folle de Chaillot : « ... taus ces l,ommes qui partout se do1111e11t des airs de ca11.str11cte11rs se sant voués seuètemc11t à la destruction. L'édifice lwmafo le plus neuf 11'est que le début d'1111e ruine. lis bâtissent des quais en détruisant les rives, vaye.:: fa Seiue ; des villes en détruisant. la campag11e, voye.:; vatre Pré--a11x-Clercs; le Palais de Chaülot en détruisa11t le Trocadéra. Ils disent q11'ils rawle,u w1e 111aiso11, pas du tout, je les ai abservés de près, avec leurs racfoirs et leurs grattoirs ils l'11se11t au moi,is de plusieurs millimètres. Ils 11sent t'espace et le âel, avec leurs lunettes d'approche, el le temps, avec leurs 111011/res. l'otcuj)lltian de l'l11111u:mité n'est q11'1111e entreprise 1miverselle de dbnolili<ni. , A l'époque des promenades heureuses, entre la répétition de Tessa et celle d"Electre, Giraudoux. confilnt, parlait ferme et net, et - persuasion ou puissance propre de la sagesse - personne n'osait le contredire. Il était d'un conseil précieux, enchanteur, et il lui aurait été facile de faire acheter la moitié d'une boutique par quelque client de passage, soudain channé, éclairé. Il lui suffisait d'entrer dans un magasin pour en être aussitôt le personnage principal ou l'amateur magnétique. On s'empressait ; on voulait répondre por des sourires à cc sourire, et, pour ce chercheur, trouver l'introuvable. - Peut-être ave.::-vous, disait-il ce jour-là, les Paysages bourbonnais de Paul Devaux ? - Non, 1w11, numsie11r... Cela a paru cl,e.:: qui ? - Aux Editions Bourbamwises de t'Ela11, en 1928, avec zme préface de VaJéry Larbaud. - Hélas ! 11011, 111misie11r, mais 11011s po14vo1u essayer de VOits prowrer cet 011vroge 1ni procliai11 ja11r. Vaus habitez le q11artier ? - Pas c:cacteme11t, réfxmdit Giraudoux, mais j'y viens taus les soirs. - V01de.::-vo11s nous laisser votre nom ? - Tairoux., oui, Tairo11x, avec un x ; le hasard veut que je porte l'anâe11 nom de la rue Ca1mwrti11. - Elt bùm ! c'est e,ue,lliu, 11w11sie11r Tairoux, IWIIS feran.s l'impassible paur vous satisfaire. - Vaus êtes l'abligea,ice même, disait Giraudoux, Et nous sortions, sans laisser d'arrhes, dans de fines émanations de respect. Sans doute, ce M. Tairoux était pour le libraire entouré de ses clients cc que disait de lui Anna de Noailles : c Délaissm1t le vieil 1mivers, il a créé 1m globe ncmveau, d'une finesse et d'une pureté de cristal. Et ce narghileh, il Je fume avec scie1ice et 11cmc/1ala11ce. Il dépêche vers naus des nuages e1icha11te11rs qui fan/ la gloire de la lilléral11re française. , Mais Giraudoux igno• rait ces phrases, qu'il n'eût assurément point classées panni les plus belles. Aussi bien, depuis Judith, il ne tenait )XI.S à parler d'Annn de Noailles. Je voulus lui demander pourquoi il s'obstinait à chercher les Paysages bourbomiais, dont il possé• dait un très bel exemplaire, mais déjà, dans une bataille rangée d'autobus et de façades, la gare Saint-Lazare apparaissait, ou plutôt brandissait son bouclier, qui est un hôtel flanqué de cours. Giraudoux n'avait aucun sentiment pour cette gare et venait la voir par pitié, parce que le problème des gares il s'était promis de l'examiner un jour, dans l'intérêt des voyageurs, parce que la gare SaintLazt<e embourbée dans son quartier tonitruant, person~ifiail la vie absurde, agitée et brutale des sociétés modernes. c Regarde.::, puisque 1w11s voiâ face à face, cette gare SaiiU-Lazare. C'est la plus a11ciem1e, car le premier tralll partù d'ici il y a ce,11 1111s (à vmts, brigade des a,miversuires l) et pa11rta11t c'est fa phis récente d'aspect. E!Je est du siècle du Vel'd'lliv' et des magasins à Prix 1111iq11e. Elle avait p11, dans s011 damaille propre, s'apj)llre,Uer à 1111e belle demeure, ,appeler m1 tan, 1111e 1node, le Paris de Zola (qui par parenthèses eut a11ssi tm Berthelot dans sa vie) le Paris de Dnmw,u, de Flaubert, voire celui de Jules lem;iître, comnu certai/1.s salo,is j)llrticuliers, co,1mu !'Athénée. No11, elle est hangar, Petit Palais, Tld:âtre des Cliamps-1:.'lysées. Autrefois se dévelopj)llie,U ici, comme les ramm,s de George Sand, les jarditis de Tivoli. F.h bie11 ! 011 n'a conservé, paur ce jour où 11011s l'itllerrageom, 11i 1111 frêne, 11i t1n fusain, 11i 1m mreau, ,,; m, platane, 11i 1111 merle, ni mie bergerm111ette ! Voilà pourquoi elle n'est pas w1e gare a11tl1&11tiq11e. Mais voye.:; : elle 11e se prése11te pas face au voyageur, donc elle ,i'est pas à sa place. Elle 11'a j)lls de buffet. Elle n'a j)lls songé q11e celui qui part au q1â s'évade avait besoin de revivre faute sa via entre le demie, lrattair et le compartiment. Elle n'a prévu a11c1111 recul paur le mo,,choir mallarmée11 ; elle n'évoque jamais l'appel 01i saldat. Ses banlieues sa11t trap rapprad,ées, ses gra11des lignes trap ca11rtes. Elle ne pram,et rie11. Je suis sûr q11e Paris a horreur de cela J Vc11e.:;, je t!Ois vous mo11trEr ce q1i'a,i aurait dû faire. , )fous eûmes beaucoup de peine à sortir d'une foule qui, )Xl.r vagues sans cesse renouvelées, se noue et se dénoue à cet endroit où l'on est obligé d'élever la \"Oix. Or !a Trinité s'offrait, douce et menue, non pas somptueuse par clle•mêmc, mais comme elle serait somptueuse dans un Marquet, avec ses gris si \"ariés, si veloutés, son square, ses enfants et cette sorte de trou d'air qu'c!lc creuse dans un carrefour où. sans elle, huit rues, dont une au sang vif, se seraient sauté à la gorge. Giraudoux rctrouV:lit un ID-Jsagc aimé. c Trinité de &lfo, clwrmant animal de pierre, égfise ca11fide11tielle aù je n'ai J(tmais vu persamie e1Urer, d'aù je n'ai jamais vu sortir per. somu, car la c1ia11ce ne t1i'a j)lls souri ; Trinité de &U11, lequel fil en sorte, ce d1ef--d'œuvre accompli, que san 1w111 fût celui de la rue des auteurs: colombier Renaissance et dJjd mc,Umarfrois, mais aéré, der11lère lialte au bas de la 1no11tag11e, mais spirituelle, c'est à cette plau, au milieu des mallleoux et des 1111ages, dm:.s tm callier de fe11êtres, si les .\farigny, les F~ntaine et les Hauss111am1 l'avaient voiJu, que devrait s'élever la vraie gare d11 11e1rviè11u arrmu.lisseme!it 1... Mais voici que passe un taxi /en/mit, car Je n'ai pas ot,bfié qu'il est l'heure de déieu,ur. Pre11~t1s-le avant q11'il ne soit trop tard, ce t~xi qui aurait p11 être le taxi célJbrc de la gare de la 1'ri~ 1Uté, celui de Proust au celui de Fargue, et faisonsnous co11duire au:c /Jalles, capitale Sai11t-Eustaclie, exactement au caili de la rue J'iquetomie et de la rue Montorgtwil, cetle-ci d11 110m d'1111 de nos co11frè• r~s _qui pra11onça le premier : Monseigneur le \lin, n _1~ ne 111e lrmnpe. V01is camwissez l'endroit, sa c1ns111e et son patron. Peut-être y apercevrons-,w,is Restif de la Breto1111e, Hubert Robert 011 Segan=ac, ou e11_care q11elq11e ma11ifesta11t attardé, pétrifié, 11sé d'avoir crié : A bas Gui.::ot ! trap langte,r.ps et pou, rie11. Je prendr<u 1111 turbot et 1111 râble de lièvre. N_aus camn,e11cerans par le Clwvig,wl, nous Pa11rsmvrmis por le J11lié11as ... , Giraudoux, qui était gounnand, ne revint pas sur cette décision, mais il étudia soigneusement la carte, pour voir s'il ne ratait rien. Restif n'était point ià, ni l'émeutier, ni Dunoyer. Kous avions pris place à côté de deux individus loquaces dont l'un, qui avait commandé un gigot, s'écria, à un moment donné : c Dis rlonc, c'est pas de l':tl!"ncau, ton truc, c'est du tire-fiacre l , Giraudoux n'employait jamais un mot d'argot. Dans un cas semblable il aurait dit, et encore à voix basse, de crainte de choquer : c Cette vi:mde est fenne. • Au dessert, il interrogea le patron de l"étabfüse• ment sur la. valeur et la qualité des hôtels du quartier, car il aimait les l:ôtels, leurs odeurs, leurs frissons et leurs chambres, ces petites cellules pour écrivains. Mais il ne fut guère satisfait des renseignements qu'on lui fournit et se mit à rêver tout haut d'un nouveau taxi qui, par la. place des Vosges et le Marché aux Fleurs, pourrait le conduire au Théâtre de !'Athénée où il avait affaire, Tl a"imait la place des Vosges comme on aime une cousine éloignée, restée belle et diserte, mais qui vit de petites rentes et ne reçoit guère. « 011 e,rtre ici, disait,il, com11u dans la plus belle amwirc du mabilier 11aûo,uù. , Puck s'était assis pour regarder les jets d'eau, il semblait s'être découvert. Et nous restions là, sen• siblcs au channe <les briques roses, à la ligne des toits. Une chanson douce et subtile, d'une écriture parfaite, s'adressait à un sens autre que l'ouïe, c1uî naissait pour nous de cette mesure vi,-antc. Giraudoux aimait aussi que cet endroit eût été baptisé du nom du département qui, en 1789, s'était acquitté le premier de ses impôts. Il y avait là, à son sentiment, une jeune correspondance heureuse entre l'esprit de la vraie France et ses grâces. Puis il commença : « Si 11a11S 01:io11s le temps ... ,, mais nous n'avions pas le temps, et je sentais déjà qu'il était gar;né par un désenchantement dont on ne pouvait être informé que p:u ses brusques silences. Il Y avait moins de malice el moins d'éclat derrière ses lunettes. Il avait deviné des existences sordides derrière ces murs nobles, il avait entendu des paroles grossières, i! avait aperçu sous !e bras des porteurs les journaux du soir, signes d'un laisser aller général. Le taxi nous avait attendus, pensif lui aussi, et il nous sembla qu'il roulait plus lentement, de la rue de Birague à !'Hôtel-Dieu, à travers des quartiers, des paysages parisiens c qui ont perdu, a11 vo11t perdre, pfas ensevelis sous les dégagements que Babylo1,e sous so" sable, leur époque, leur âme et leurs traits., Quai aux Fleurs, celui qui pensait à l'entretien et à l'embellissement de la nation autant, sinon plus qu'à son salut propre, fil arrêter la voiture et, avant de me tendre la rrr.i.in, de choisir le jour, l'heure et le lieu de notre prochain rendez-vous, me dit, tout souriant et désireux de n'avoir, même en apparence, aucune complicité avec la mélancolie : ; r : , ~ ; ; ; s! " ~ : ; t ; ; , r , : , ; ; t i a f ' : e : e ;fr/;11; 1~'i::i:~~ natio,i 1i'est j)lls 111Q11 fort . L'esprit pratique... mais ce serait 1111e autre 1iistaire. Je -..,eux dire que j'éprouve toujours une ématio11 à 11~'arrêter ici, au milieu d~ Paris co11mie au milieu de l'acéa11, et de sa11ger, même dans ce décor de jardi11 factice et joli, où taut est aérie1t, où tm1t est coloré, que le passé a deux mille mètres de prafallfleur. A i'accasion de fauiiles, exactement à l'endrait où vaus êtes, peut-être, o,i a retra1wé naguère le squelette et les OIIJÜs du premier 011vrier de Lutèce, cehii do"! le premier caup de piocl,e a fait jaillir tout Je ne sais pas si Jean Giraudoux avait affaire nu Théâtre de !'Athénée, mais je voyais bien qu'il allait être en retard à son rendez.vous avec la solitude. « /JIOi q1d n ..: c-onnai••al• pn• Pari•, /e r..:gardal• •an• ardeur e l dlgn e ... ,i,. nt, aln•I qu•II •led pour un point d,i,. d <#:part, ceUe vllle q1d 4 tou• le• <#:tre• ..:•t l e p o int d'arrivée., et o ü I..:• gen• de 1•u,.1ver• 14cllant ..:n/f.n leur• v aU•.,•• co ...... e dan• le• cirque•, • e •entent pour fa pr..:...l ~ re fol• libre • et bo,.~ll••anl• ", {8..anne et. le P•dflq"") 77

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