Album du Figaro, N° 20, automne 1949

\ 1, \ UEClllmt:HE Ir u EQUmmrn 106 JEUNES FILLES, QUE FAITES-VOUS DE • ·K F IIAl\'ÇOIS MAlJ RIAC d e l•AeHdêmle Fran ç• l•e .Je crains que pour les jeunes filles le chemin de la liberté ne se confonde avec celui de l'esclavage. Livrées à ellesmêmes, les jeunes filles ne peuvent rien faire d'autre que de subir la loi inscrite dans la nature qui a créé un sexe faible et un sexe fort, - sauf si elles se sou• mettent volontairement à une règle qui les délivre d'elles-mêmes, qui les délivre. si j'ose dire, de leur liberté. lllais d'abord il imparte de rappeler que la jeune fille, comme d'ailleurs le jeune homme, sont deux beaux monstres créés par la civilisation et que la nature ne connait pas. Dans la tribu primitive, dès que le garçon est pubère et la fille nubile, le couple se constitue. Nous avons fini par trouver naturel cet état contre nature qui interdit l'acte de chair aux garçons et aux filles dans le temps de leur plus grande ardeur. Fonder un foyer ù vingt-cinq ans, c'est, pour un garçon, se marier de bonne heure, et il en est peu qui l'osent aujourd'hui parmi cette jeunesse condamnée aux examens et aux concours. Or depuis dix ans, la nature voudrait qu'un garçon de cet âge connût la femme. Il en va de même paur une fille qui ne trouve un mari qu'entre vingt et trente ans. Je l'ai dit souvent à des éducateurs, à des prêtres : ce que vous appelez : la vertu des jeunes gens, n'est pas une exigence de Dieu mais l'exigence d'une société fondée sur l'émulation, sur le concours, et contemptrice de la loi naturelle. P our les garçons non soumis à une loi religieuse, il a toujours été admis qu'en attendant le mariage, ils avaient le droit de se livrer au plaisir. Mais ce ne saurait être qu'aux dépens des femmes. Et c'est pourquoi la protection de la femme, et singulièrement la protection de la jeune fille, a été jusqu'à notre épaque un principe qui ne se discutait pas. La prostitution, organisée aux dépens de la femme, était considérée comme la part du feu. Ce qu'aujourd'hui nous avons inventé, c'est de lâcher les biches au milieu des chiens, gard, devient objet de délectation et de songe. La jeune fille libre et dévêtue n'est plus qu'un objet offert entre mîlle autres à la convoitise mâle, si vite rassasiée. c La vue de votre pied me troub le ... > dit Frédéric à Mme Arnoux dans l'Education sentimentale. Ce petit mot, mieux que tous les raisonnements, nous aide à comprendre ce qu'éveillait dans l'homme la femme d'autrefois défendue par ses vêtements comme elle l'était par les principes et les usages. Et sans doute, les jeunes filles d'aujourd'hui ne sont pas libres de changer les mœurs: il ne dépend plus d'elles de se soustraire au nudisme, ni à ce culte imbécile du soleil qui a tué tant de jeunes c'est de considérer que les biches ont gens. Que les jeunes corps n'aient plus le droit de jouer avec les chiens. Toutes de secret les uns paur les autres, je les défenses dressées autrefois autour des vierges, et même les plus absurdes en apparence, étaient raisonnables et justifiées. Que les jeunes filles fussent toujours accompagnées, cela aujourd'hui fait sourire ; et pourtant, quand on voit à quoi est exposée toute jeune fille qui sort seule, on comprend que la duègne n'ait disparu qu'avec la vraie civilisation. C e n'est pas par choix que les hommes d'aujourd'hui ont renoncé à cette prudence. La jeune fille n'est plus protégée parce que les familles n'ont plus les moyens d'assurer sa protection, et que la jeune fille elle-même se trouve condamnée paur vivre à faire concurrence aux hommes. Les conditions de son exis• tence se rapprochent de celles des garçons jusqu'à se confondre avec elles. Leur liberté redoutable n'est pas une conquête mais un état de fait que crée la lutte pour la vie. L'argent qu'elles gagnent assure leur indépendance. Mais la loi sexuelle ignore la loi économique. L'égalité des biches et des chiens cesse au seuil du bureau, de la Faculté, du magasin, où ils travaillent ensemble. O r la femme d'aujourd'hui, dans la lutte des sexes, a perdu l'arme la plus sûre dont les siècles civilisés l'avaient pourvue : son secret, son mystère, tout ce qu'ajoute de charme à une créature, la part de son être inaccessible, intangible, tout cc qui, échappant au reveux bien que cela comporte certains avantages et crée, entre garçons et filles, des conditions de saine camaraderie. Mais je persiste à penser que la pudeur constituait à la fois le charme Je plus attirant des jeunes filles, mais aussi leur défense la plus efficace. En s'en dépouillant, elles perdent sur les deux tableaux: elles sont moins désirées, elles ne sont plus défendues. Ellc-s ne sont épargnées que dans la mesure où elles n'éveillent plus de convoitise. Tout ce que j'écris ici ne concerne que la jeune bourgeoise. Dans la classe populaire, les jeunes filles furent de tous temps exposées. A l'atelier, dans la rue, elles ont toujours dû se défendre seules. Ellc-s n'en ont pas semblé moins précieuses, elles n'en ont pas été moins aimées. La bourgeoisie se prolétarise, voilà le vrai. La jeune bourgeoise, obligée de travailler, rejoint la condition qui a toujours été celle dc- ses sœurs ouvrières, mais qui est une condition contre nature. La nature n'a voulu pour la femme d'autre travail que de concevoir, d'enfanter, d'allaiter, de bercer, d'aimer, et, au sens le plus haut, d'élever les fils de sa chair. La plupart des filles ne redoutent pas cette vocation et ce n'est pas elles qui s'y dérobent. Leur triste liberté, elles ne l'ont pas choisie. La société bourgeoise admettait que les filles du peuple fussent moins prol'OTHE LIBERTÉ ? l..11 Hberlé conquise JHU' les jeune!ll IUies n•esl-t.•lle pus 11n facteur de ce déséqulllbre dont certains font grief à lu jeunesse d'aujourd'hui 1 En bouleversant les princl1,es de la morale la1nillale le-<i1 jeunes filles ont-elles aus.."il bouleversé nos conc«-ptlons de la vie senlin1entale - el qu'en pensent les hon,ntes '! C:e sont ces questions que nous avons posées à deux k rlvains de générations différentes el dont l'ldéologle se trouve, sur plus d'un point, opposée, tégées que les siennes. Elle ne se posait pas de questions sur le recrutement de l'immûnsc armée des prostituées. Elle se résignait benoitement à cette abomination tolérée, contrôlée, reconnue d'utilité publique, et qui détournait la fureur mâle des proies innocentes et des oies blanches. Voilà par oû l'époque actuelle me paraît meilleure et reprend ses avantages. Je la crois, dans l'ordre sexuel, moins injuste et moins hypocrite. Le consentement à la prostitution mis à part, il faut reconnaître aussi que l'ordre ancien compartait un nombre incalculable de sacrifiées, et de sacrifiées malgré elles, qui n'avaient pas le choix, qui étaient condamnées à - D e quelle liberté? > répond aussitôt ma cousine, étonnée, comme si je lui demandais : c Que fais-tu de l'air que tu respires? > Elle la respire, sa liberté, sans même en avoir conscience. Pour cette petite secrétaire de vingt ans, qui habite seule à Paris et ne rend compte à per:,onnc de son emploi du temps, la liberté n'est pas une conquête, ni un privilège, mais un mode de vie qui ne se discute pas. li est possible qu'à une époqt.-e reculée ou dans d'étranges provinces, non moins reculées, les jeunt'S filles soient encore l'objet de pieuses vexations, d'intoltrables surveillances... Dieu merci, ma cousine est née dans un monde évolué! Et voici une première constatation : leur liberté est devenue pour les femmes un critère de civilisation. 11 faut pourtant dire qu'en France, pays de castes, la jeune fille jouit de régimes divers. Le type orchidée, gardée en serre aristocratique, subsiste encore, alors que prospèrent les joues de la benjamine B.0.F. que sa ramille laisse camper avec ]es garç0ns. La Parisienne stupéfie la Lyonnaise q.li se gausse de la Bretonne. Au surplus id liberté, qu'est-ce à dire ? Le mot, déjà, pue la n.iphtaline. Phraséologie mitée! Ce n'est pas une liberté théorique, ce n'est pas ce vague la vertu aussi implacablement que d'autres l'étaient au vice. Une jeune fille vertueuse aujourd'hui l'est au prix d'un effort de volonté et de courage qui crêc un type de femme très noble. Dans lûs milieux chrétiens en particulier, le niveau spirituel des jeunes filles qui ont choisi de vivre selon leur foi me parait être beaucoup plus élevé que ce qu'il était il y a trente ans. La vertu n'est plus subie mais épousée avec amour. C'est aux violents et aux violentes qu'appartient désormais le Royaume des Cieux. P our les autres, peur celles qui abusent de leur liberté, le parti pris de IIEH''~ IIAZl:W tiers-de-devise qui intéresse la jeune fille, mais des libertés pratiques, précise.:> et généralement raisonnables. R aisonnables, oui. L'émancipation de la femme n'est pas affaire de romance. Elle ne doit rien à la vieille galanterie française, qui restait toute verbale. EUe ne doit rien non plus à l'idéologie révolutionnaire et fort peu de chose à l'extension du principe de respansabrnté. Il s'agit d'une révolution économique. De tout temps, paysannes et ouvrières ont joui d'une certaine indépendance, nécessaire à leur travail. L'industrialisation des tâches féminines classiques (filage, tissage, couture...) a libéré un plus grand m<!ner leur c vie de fille > comme les mâles mènent leur c vie de garçon >, les expose à bien des désastres mais les éclaire aussi. J'en ai connu plus d'une qui d'expérience en expérience ont abouti à cette découverte qu'il n'est de sécurité et de bonheur pour la femme que dans l'amour d'un seul homme. Les chemins de la liberté par beaucoup de détours, à travers beaucoup de fondrières, les ont ramenées à J"humble vérité humaine : après le repas du soir, une femme qui coud près de la lampe et les enfants qui répètent leur leçon à voix basse, et le jeun<! époux dans l'ombre fume et songe, et attend l'heure de l'amour, du sommeil. nombre de jeunes filles. Puis les grands con!lits les ont mobilisées en masse dans les bureaux et les ateliers, à la place des hommes. Cette main-d'œuvre, docile, moins onéreuse, a été conservée. D'autre part, les paix successives multipliaient les laissées-pour-compte, ruinaient les classes moyennes dont les filles s'embau• chaient à leur tour... Bref, la liberté de la jeune fille peut être considérée comme son premier salaire et ceci tranche déjà la question en sa faveur. B ien sûr, il y a encore des oisives: elles ont profité des conquêtes de la tra• vailleuse. Leur allure, parfois fracassante, ne doit pas faire illusion : dot et conventions mondaines sont des chaines d'or. Voyez-les au surplus se précipiter sur des prétextes convenables, s'inscrire à la Faculté, briguer des sinécures, sacri• fier à ce grand (le seul grand) principe du siècle : le travall, c'est la liberté. - Ouais, me direz-vous, mais les risques, parlez-nous des risques! Q uels risques? Je ne crois pas que les jeunes !illes modernes en courent plus que leurs grand'mères. Elles ont plus d'indépendance, mais moins de temps. Nulle surveillance, mais des horaires. Fort averties, elles ne s'en laissent pas facilement conter. Les statistiques sont formelles à cet égard : légère régression .'iui/1 JH1t11· 1iO 107

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