Album du Figaro, N° 21, hiver 1949

70 et en vigueur avec une rapidité confondante. Le règne de fEurope, qui durait presque depuis le début de l'hist?ire, a pris fin •. D;,ux_ gu~rres monstrueuses ont saisi, rordu et broyé 1umvers. Ce qui n eta1t qu une philosophie audacieusement révolutionnaire,, restrein.te à , qu:1ques syndicats ouvriers, est devenu un I~lam conque_ran~, ma~_tre d un t1:r_s du monde: et voici quatre ans et demi, une explosion tnoU1e, en volat1hs~nt une ville, a, par le génie ou par l'imprudence de l'homme, pour sa rume ou pour son triomphe, libéré les énergies enferm_ées au plus_ profond de la matière et ouvert toutes grandes les portes a un destm mcalculable. Ces changements sont incommensurables à ceux_ de toute autre é_poq.~e du passé. Comment les apprécierions-nous à leur JUSte mesure, pu1squ ils remettent en question les étalons même de nos mesures? Les catastr~phes qui ont frappé l'humanité ont été d'une ampleur qu'on eût eu peme à concevoir, et pourtant les hommes de 1950 sont bien p_lus nombreux que ceux de 1900; les ruines et les dilapidations ont été_g1gantesqu<;, et pourtant l'humanité dispose d'une _pwssan_ce productnce, donc ,.dune puissance de créer des richesses, huit ou dix fo,s plus grande qu 11 y a cinquante ans; les tortures etles déportations ontsem?1é no~s re}e_ter~ers les époques barbares, mais presque toutes les, maladies qm dec1ma1ent l'espèce ont été vaincues, ou so~t _e~ v?1e de l ê~re. , Beaucoup voient dans notre ovihsat10n des signes _de scler~se et d~ dégénérescence, et y A.airent même une odeur de pournture; mais ~e~-1,a mêmes ne peuvent pas ne pas apercevoir cette gerbe de poss1b1htes prodigieuses, sans bornes, que nous donne l'avance conquérante des techniques, plus enivrante que ne fut l'avance des armées d'Alexandre: etle foisonnement des possibles n'est-il pas l'apanage même de la jeunesse_? Le destin de notre époque tient à la main une torche dont on ne sait si elle doit éclairer le monde ou en consommer l'incendie, et l'espèce humaine regarde son avenir sans savoir s'il va lui imposer le retour à_la barbarie des cavernes, ou les moyens de doubler la longueur de la vie, de vaincre la mal.die, la faim et la misère, et de naviguer parmi les astres. Le pire et le meilleur sont possibles également. Jamais _un tel danger n'a pesé sur notre espèce et jamais une chance aussi prod1g1euse ne lui a été offerte. Le choix qui se propose à elie est le plus lourd de conséquences depuis le péché originel. . . Il est certain que des illusions ont été dissipées au cours de ce dem1-s1ècle. Nos prédécesseurs pouvaient, sans que personne les traitât de naïfs, supposer que le Progrès amènerait rapidement notre espèce, non seulement à une domination totale de la nature, mais aussi à la paix, au bonheur, au règne de la justice et de la liberté, à la prospérité Le de•lln de noire ê p oque lie.ni et la main une to r -,h e. universelle et à l'harmonie dans les rapports humains. NoÙs savons aujourd'hui que ce n'est pas si simple. Nous avons vu surgir dans notre monde des passions barbares que nous croyions évanouies, des démons que nous croyions conjurés. Nous savons que le progrès des sciences ne suffit pas à déterminer tous les autres progrès: bien plus, qu'il apporte parfois dans la société humaine des perturbations imprévisibles, et qu'il pose des problèmes dans le même temps qu'il en résout. Nous n'en avons pas fini avec les principes de désordre et les germes de malheur que nous portons en nous-mêmes. Nous n'en aurons sans doute jamais fini. Nous ne serons jamais des dieux. Mais la condition des dieux ne nous a jamais été promise. Pourquoi nous désespérerions-nous de ne pouvoir atteindre ce que notre nature nous défend sans doute d'atteindre jamais? L'espérance euphorique dans le Progrès humain illimité est morte. Mais rien ne justifie pour autant le pessimisme apocalyptique, la résignation à l'absurde, la grande peur de la fin du monde. Le demi-siècle à venir se présente avec un visage en même temps exaltant et redoutable. Le temps est fini, bien fini, où les pères pouvaient supposer que leurs enfants vivraient comme ils avaient eux-mêmes vécu, et leurs petitsenfants comme leurs enfants. Pour chaque génération, c'est désormais un monde nouveau qui naît, et qui exige une nouvelle expérience. Mais l'homme reste libre de son choix, et si les périls qui le menacent grandissent avec sa puissance (puisqu'ils lui viennent de lui-même), grandissent aussi, avec les périls, les moyens de les conjurer. L'humanité de ce siècle est engagée dans une stupéfiante aventure. Puisque, aussi bien, elle ne peut s'arrêter, le plus sage est d'aller jusqu'au bout sans panique, avec une immense curiosité, et une espérance raisonnable. Pour t::haque gênêrallon, 11..,a fol ltnnauable. 71

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