Album du Figaro, N° 23, avril-mai 1950

98 René Clair, le collectionntur des vieux quartiers de Paris, des concierges à fricot, des ronds de cuir à binocles et des cocus à bains de pieds, habite Neuilly! Avenue de Madrid, une caserne moderne, plate comme une vitrine. mais écorchée des mitraillades de la Libération. Une usine d'habitation, loin de l'humus d'asphalte et du benjoin d'autobus de Paris. Une antichambre tapissée de gravures de la Révolution. Son bureau, lambrissé de boiseries, est dtvoré d'une lumière qui gicle sur sa table vêtue de verre. ri entre, avec un visage de beau brun sec d'avant guerre. La franchise jaillit des yeux, en une double lame noire, qui trancherait d'un coup tout méandre. Le père de René Chomette vendait des produits chimiques, dans le quartier du grouillement, au coin de la rue des Halles et de la rue des Oéchargeurs. René Chomette naquit là, au-dessus de la boutique, le Il novembre 1898, anticipant sur la date de l' A rmisticc et sur son éruption de fète foraine Cl de drapeaux, qui créera un de ses paysages-clefs. JI parle d'une voix sans graisse ni fard, parigote, un peu nasale. li se réjouit d'ètre né à la source de Paris, dans le quartier de Molière, entre les pyramides de choux, ces monuments que bâtissent chaque nuit les jardins d'Ile-de-France et que la capitale renverse au matin. - Depuis U1 Belle de Nuit, un bistro en face de chez. nous, on a ti.ré des coups de revolver dans nos pcrsienmos. C'était l'époque de Casque d'Or et de ses amants. PAUL GUTH LE POffn ENE CLAIR presque, à la rigueur, se contenter de cc " tourn:ige" d'images qui Aamboic dans sa pensée et qui n'a pas besoin de pellicule. Son premier film, en 1923, fut Paris qui dari, ou Lt Rayon invisible. Un rayon de la mort figeait Paris et ses habitants dans les attitudes de la veille. Un avion arrivait avec six personnes, les seules vivantes dans Paris endormi. Une cruvrc révolutionnaire, une réaction contre le cinéma m•Jù/e, â la suédoise et â l'allemande. Un thème, cinématographique ju~u'à sa racine ; l'opposition entre l'immobilité et le mouvement. DE « t•AftlS QUI nOHT >t A LA •• HEAUTi': DU DIAHLE", OE·IIJ:l:IA·ll,:OiO, llE,''{:CLAIR l\:'A CESSIE:: U'Al'POllT•:tt AU CINf:,aA •"HAXÇAIS I.A JEUXES-_~•: l'Elll'f:'l'UEl,l,EMENT RE,"OU,'El,i':•: Dt'. SON ESl'lll'I', SOl\: HIIMOUH, SON AUDACE ET SON GOUT DIJ ut:vE, Il fit ses études au lycée Montaigne. Homme d'ordre, 1\ va me chercher dans une armoire Ir dossier de son enfance. - J'étais premier en Français, mais nul en Sciences. Tenez, regardez., en 4""' A 3, les appréciations du professeur de Français: "Manqur d'émulation. Sc laisse aller. Et pourtant devrait trnir la tète. Donc coupable". ~ •est-cc qu'il lui faut, le salaud? Jltais prem ier avtc 17 sur 38 élèves!. .. Et en j'"', la conclusion du proviseur •• T rop mou en général . Mais bien aimabk ''. Depuis l'âge de 7 ans il était travaillé par la poésie. Il couvrait ses cahiers de vers. Tl faisait ses compositions en vers. li roulait dans sa tête l'idée d'être écrivain. A cc propos, il explose, dans une de ces indignations à J'Alccstc, qui sont bien de sa ville et de son ancien q uarticr. - C'est idiot! On devrait d'abord faire étudier aux enfants les conumporains et remonter jusqu'aux origines. Au lieu de ça, on vous fait commencer par le moym âge, et par Racine, qui est aussi hermétique que Valéry. Si, â la sortie d"une matinée classique du Français, on drmandait aux élèves cc qu'ils ont compris â Br1/mmic11s, vous verriez! .. li crispe ses longs doigts plats sur ses joues, les nouent en bouquet contre sa bouche. En plein bouillonnement de pièces de théâlre et de poèmrs qu'il TŒNEL PIONNIER DU CINÉMA gribouillait, il entra à L'fnlrmuigeanl, grâce à Jacques Jaujard qui le présenta à René Biut. Il garde un souvenir de terreur d'un voyage qu'il fit à Verdun, pour une cnquêtr sur les cimetières mi.litaircs. JI passa du journalisme au cinéma par cc qu'il appelle un fondu mchainl. Le rythme que prit pour lui le destin. C'était l'époque préhistorique du cinéma, qui mijotait ses films dans des hangars, panni des charrettes à bras et des tournevis. - Un jour, à L' lntmn, on me dit : " René, la Loïc Fuller a besoin d'un jeune homme pour jouer le Prince charmant ". Justement j'avais droit à un congé de trois jours. Je le pris et c'est ainsi qu'cntré au studio pour trois jours, j'y suis encore trente ans après. Dans un second film, ù Sws de la Mort, il fut ingénieur, avec un casque et des moustaches. li mourait après avoir sauvé un ouvrier dans une mine, - Je gagnais trois mille francs. Un certain mois,pastous! J'avais trois cents francs à L ' l nlra11. Mais il voulait réserver son vrai nom pour ses poèmes et en exposer un faux à la camera, sous le plâtre du maquillagt". D'autre part, il tenait à conserver lrs mêmes initia1cs : " C'est plus pratique pour les mouchoirs ". Ainsi, parmi les jeux et les ris des camarades et leurs suggestions bouffonnes, germa le pseudonyme Rml Clair. - Pourquoi je suis passé de l'interprétation à la production? En cc temps-là, apparaissaient déjà les petit~ journaux de cinéma, avec le courrier des lecteurs. Dans l'un d'eux, je lus : A Mugmtte: " L'acteur que vous n'aima pas s'appelle René Clair". Dljà Rtné Clair remontait aux origines du cinéma français, â Max Linder, aux poursuites. li jouait de cet admirable instrument de musique de l'œi.l qu'est Paris, dont il devait devenir le virtuose : ses trottoirs, ses réverbères, ses façades de perle et de bleu lavande, ses ruelles d'un noir de sépia et sa tour Eiffel, dressée comme une harpe de fer. Au Théâtre des Champs-Elysées, en 1924, les ballets sutdois vinrent se produire. On eut l'idée d'un cntr·actc cinématographique, comme dans les vieux cafés-concerts, où l'on suçait la cerise â \'t"au-<lc-vic. - Cc fut mon film Entr'acle, une transition entrr le dadaïsme et le surréalisme. Une sorte de rêve. On voyait une charmante danseuse, ses pieds, son tutu. On remontait : elle portait une grande barbe noire. Le clou, à la fin, était l'enterrement. Un corbillard traîné par un chameau, au milieu d'un champ. Les croque-morts étaient vêtus en encaisseurs de la Banque de France et les couronnes étaient du pain que l'on mangeait. Là aussi la pourfüitc règnait. C'était un enterrement-poursuite dont le rythme, funèbre d'abord, s'accélfrait peu à peu et se déchainait sur le Scénic Railway de Luna Park. Les spectateurs en habit de la générale hurlèrent d'indignation et leurs clameurs furent couvertes par les vociférations d'enthousiasme des amis. " Cc film est étonnant de: jcuntsse ", écrivait récemment Alexandre Arnoux. " Encore aujourd'hui on a envie de le siffler ". Ensuite vint l'ère Labiche : Un Chap:au de Paille d'Jtalù, en 1927 et Les Dmx Ti,11ides. Pour ne pas contrarier fa l ug,1tel le, il se tourna vers cette activité dont le nom l'agace : la mise tn scène. lA pr,m,tT, aff,dJt dt J.ltliù. Si Labiche vivait aujourd'hui, il serait, scion René Clair, le scénariste d~ génie du cinéma. De toute sa bedaine solaire, poreuse et ronde, il roule à travers les décors qui l'étouffent autant que ses breloques et qu'il voudrait faire éclater. Tout Labiche est une: poursuite â la conquéte de l'espace et Le Chap!t11t de Paille, que René Clair adapta, fut l'apothéose de la poursuite. Cc film retentissait d'tm tel entrain, les coudes au corps, les basques au vent, toutes chaînes de montres battantes, que l'on s'ima,ginc aujourd'hui qu'il était" parlant". Pour René Clair, comme pour Charlie Chaplin, la naissance du " parlant " fut une catastrophe, - Metteur en scène !. .. Est-cc que Bernstein et Sacha G uitry, on les appelle des 111t/U:.rs m scène, sous prétexte qu'ils mettent leurs pièces en scène? Mais non, je suis, comme eux, un auteur. En effet, il n'a jamais " réalisé" un film dont il n'ait écrit le scénario, qu'il !"ait conçu directement, ou qu'il l'ait adapté. Tl est un écrivain de cinéma; l'important, pour lui, est dëcrirr. Quand son manuscrit est terminé le film l'est aussi. JI ne passe au " tournage " que par acquit de conscience et pourrait Elle lui parut marqutr la fin du cinéma pur et l'irruption de la réalité ignoble. - Le parlant est venu trop tôt, avant que le muet n'ait dévelol)pé toutes ses ressources. Le JJarlant a étranglé l'initiative que le muet devait développer pour supplCCr â son mutisme. Si \'on avait eu la photographie cinq cents ans avant Jésus-Christ, on n'aurait jamais fait de la peinture. Dans son premier film parlant, en 1930, So1ts les To:ts de P(lrÙ, 99

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