Album du Figaro, N° 29, mai 1951

IL Y A 50 ANS ~IO UHAIT TOULOUSE-LAUTREC l1~JINTRE CRUEL PAR CLAVD E II OGtll -MARX Il y avait un petit homme: d'une laideur extraordinaire, au visage suintant et broussailleux fendu par une bouche obscène et qui, sous l'aspect de Caliban, cachait l'esprit d'Ariel; que le sentiment de sa disgrâce eût pu ronger, mais qui s'amusait prodi.gicuscmcnt de tout comme un enfant; qui, bien qu'il fût né en province, connaissait mieux Paris que les Parisiens; qui, malgré la brièveté de sa vie (il mourut à 37 ans, voici tout juste un demi-siècle), a laissé sur son époque des témoignages plus nombreux, plus précis et plus éblouissants qu'aucun de ses contemporains. Toulouse-Lautrec, ccgnômc, n'a cessé de grandir. Etsi l'on devait citer les écritures les plus autoritaires de la fin du siècle dtrnier on ne pourrait manquer de citer la sienne à côté de celles de Degas, de Van Gogh et de Rodin. Lautrec adorait la vie et les femmes, mais, étant donné sa laideur, à l'exception des filles dont il se plut souvent à partager la vie convcntudle, la seule enquête permise à cc nain puissant était celle qui se fait à l'aide des crayons ou des pinceaux. A ses amis - Paul Lcclercq, Joy,int, Coolus, Natanson - il laissait le bonheur de plaire (tu mt mco11tera.1, .1'pa.1, leur disait-il), se contentant, lui, d'une poursuite plus difficile: celle du Ctlractèn. Par pudeur il redouta lOujours de s'aventurer dans cc qu'on appelle le monde, son monde,lc g rand mondc,où pourtant, comme Marcel Proust, il eût excellé à découvrir le noble et l'ignoble se frôlant ou bien mêlés dans un même être. Les lieux publics, dits de plaisir, où il retrouvait l'anonymat, les maisons hospitalières, les champs de course, les caf'-conc', les théâtres, furent ses observatoires favoris. Cc rêveur, rivé à la terre, a vécu le meilleur de son existence face aux estrades, aux planches poudreuses où de savantes créatures habiles à feindre, et dont il enviait la mobilité, se prodiguent et se démènent livrées à chacun et à tous. Les Folies-Bergère, le Moulin• Rouge, les Variétés, la C0médic-Françaisc, les bars, les boîtes de nuit, les pires bouges, autant de paradis pour lui, de lieux de féerie, où il exultait d'être aussi largement D~S JOl1l~JS }1Ei\l1UES comblé! Louise \X/cher, dite la Goulue, et son partenaire favori, Valentin le Désossé, Jane Avril, surnommée la Mélinite, Grille d'Égout, la Môme Fromage, la danseuse clownesque Chaü• Kao, toute la troupe des quadrilles versaient à ses yeux leur dose quoti• diennc d'excitants. A peine la petite May Bclford avait-die débarqué dans un bouiboui de la rue Fontaine que l'homme aux petites jambes y courait. Du Divan Japonais à !'Eldorado, de la Scala à l'lri~h Bar, au Hanneton, à la Souris, à l'affût de tous les" phénomènes", on le voyait mêler, da11s des proportions inusitées jusque-là, l'exaltation à la férocité et s'emparer de chacune de ses idoles qu'il finissait par ramener à cc " type Lautrec " auquel arrivaient à se conformer des créatures aussi dissemblables que Réjane, Ève Lavallière, Marcelle Lender, Sarah Bernhardt, Brandès ou Yvette Guilbert. Chacune, comme Yvctlc G uilbcrt, eût pu dire que cc petit monstre avait fait d'elle un monstre. Le rapprochemelll que nous avons tenté ici des ravissants et terribles portraits gravts par Lautrec et de photographies montre à quel point, insensible aux canons habituels du charme et de la beauté, le dessinateur pouvait se griser du merveilleux, de l'incomparable, de l'insolite que contribuent à accentuer les feux dévorants de la rampe et les fards. Ne travaillant que de souvenir, d'après des notes minuscules, mais fidèle au choc initial, seul, face à sa pierre, Lautrec s'abandon• nait librement au démon de la cocasserie. Et tomes ses outrances finissaient par sembler raisonnables et dClicieuscs, compensées par la volupté gourmande qu'avait mise cc connaisseur, cet initié, à définir un regard, un sourire, une narine, une nuque, un dos, à suggérer cc prodige qu ·est l'actrice, la diseuse ou la ballerine, et la femme à toutes ses heures, même quand clic appartient au sommeil. Prise durable! Qge subsisterait-il de tout cet Cphémère, de ces noms, dont plus d'un s'est effacé déjà, de tous ces jeux, de tous ces feux, si Lautrec ne les eût à jamais fixés à l'aide d'un monde de désirs contenus et d'un rien d'encre? C. R.-M.

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